Hotel Select Carlton
Hôtel Sélect- Hôtel Carlton
Robert L. Philippart
L’Hôtel Carlton (7-9, rue de Strasbourg à Luxembourg-Gare) est un hôtel discret, plein de charme, mais dont l’histoire dépasse largement le local ou l’anecdotique.
Jean Heiser à l’origine de l’Hôtel Sélect
L’histoire de l’ancien « Hôtel Sélect », est étroitement liée à la personne du cafetier Jean Heiser (1881-1939). Sportif et social, celui-ci s’était fait remarquer déjà en 1913 comme vainqueur au championnat des quilleurs Luxembourg. En 1919, Heiser fut élu président de la Société de Gymnastique de la commune de Hollerich. Son Café à la rue d’Anvers attirait un monde d’ouvriers et d’employés de l’industrie et de l’artisanat proche. Au lendemain de la première guerre Mondiale il se portait acquéreur du Café « Madrid » au plateau Bourbon. De 1922 à 1924, il se fit enrôler comme contrôleur à la gare de Mayence pour la «Régie des Chemins de fer de l’Armée Française du Rhin». Ce service s’explique par le traité de Versailles de 1919, qui avait mis fin à la première guerre Mondiale. Ce traité avait prévu une présence militaire des Français, des Britanniques des Américains et des Belges sur la rive gauche du Rhin et une partie de la rive droite à partir de janvier 1920 pour une période de 5 à 15 ans suivant les territoires. En 1933, Heiser fut honoré pour cet engagement par la « Régie » d’un diplôme à trois médailles. A l’aube de la seconde guerre Mondiale, son attitude politique allait jouer un rôle important dans la destinée de 180 Polonais et de nombreuses familles juives.
L’idée d’ouvrir un établissement au nom de « Sélect », ne lui vint qu’après son retour au pays, en 1925, lorsqu’il allait ouvrir le restaurant « Sélect » à la rue de l’Alzette à Esch-sur-Alzette. Il y proposait la restauration à la carte et à toute heure. Son restaurant fut apprécié pour ses préparations de moules, des foies de quenelles, le civet de lièvre. Le « Sélect » offrait une grande salle de réunion et acceptait des pensionnaires. En 1930, Jean Heiser s’établit au quartier de la gare à Luxembourg en y ouvrant son Restaurant « Sélect » proposant la cuisine chaude de 4.30 à 21.00 heures. Les menus furent à prix fixe et s’adressaient à une clientèle ouvrière arrivée en train et voulant se chauffer avant d’aller au travail, respectivement se fortifier en mangeant à satiété. Les prix tournaient autour de 10 à 12 francs par plat du jour, alors que la moyenne d’un repas à l’époque fut de 25 francs. Il acceptait également le logement de pensionnaires. Jean Heiser allait prendre la gestion de l’hôtel que l’entrepreneur Michel Perrin avait fait construire en 1932. Par souci de fidéliser sa clientèle du restaurant « Sélect », il allait reprendre ce nom pour la nouvelle enseigne qui ouvrait ses portes le 10 mars 1933.
649 chambres supplémentaires à Luxembourg
La crise économique mondiale de 1929 avait entraîné un investissement important dans l’immobilier. Entre 1930 et 1938 quelque 649 chambres supplémentaires furent créées au seul quartier de la gare à Luxembourg (13 % du total de la capacité nationale). L’Hôtel Alfa en comptait 200, l’Hôtel International 100. Le solde de 349 chambres se répartissait sur 14 nouveaux établissements, dont 4 avaient ouverts à la rue de Strasbourg et 7 à la rue Joseph Junck.
Les nouveaux médias dont le cinéma et la radio jouaient un rôle important dans l’essor du tourisme. Il fallait encore y ajouter les trains touristiques spéciaux, les voyages en autocar, l’essor des congés payés. Le tourisme luxembourgeois dut s’organiser et se restructurer. L’Union des villes et centres touristiques allait être créée en 1931 pour assurer la promotion nationale. Le tourisme représentait un argument phare pour la promotion du Grand-Duché aux expositions universelles de Bruxelles (1935) et de Paris (1937). Un premier statut hôtelier fut défini en 1938.
Louis Rossi et Michel Perrin promoteurs de l’Art Déco
Ce fut dans ce contexte que Michel Perrin, entrepreneur à Hollerich, allait faire construire un établissement hôtelier, proche de la gare, des entreprises industrielles et artisanales. Perrin avait fait carrière dans la construction d’ouvrages d’art sur les lignes de chemin de fer vers Larochette et Kayl, respectivement la réalisation du pont Neyperg (1937) enjambant la tranchée ferroviaire en prolongation des rue Bender et de la rue des Trévires. En 1932, Perrin aurait été tenté par l’idée de construire une salle de cinéma à la rue de Strasbourg, mais optait finalement pour la réalisation d’un hôtel. Il chargeait l’architecte Louis Rossi de la conception des plans. Cet architecte originaire de Lugano était venu à Luxembourg dans le sillage de l’entrepreneur Achille Giorgetti, dont il avait dessiné la villa à l’Avenue Guillaume en 1919. Etabli comme architecte à Luxembourg, il y restait jusqu’en 1935. Rossi allait construire au quartier de la Gare l’Hôtel Klensch, les Hôtels Cecile et Regina, l’Hôtel du Chemin de fer, l’Hôtel Graas ou encore l’Hôtel du Parc à Esch-sur-Alzette. Rossi a laissé des exemples d’un Art Déco très fin, mêlant des formes géométriques aux décors floraux stylisés, liant marbre et pierre de taille au fer forgé richement travaillé.
Avec l’Hôtel à la rue de Strasbourg l’architecte avait fait preuve de sa capacité d’exploiter au maximum une parcelle en tissu urbain très dense : il créa une cour intérieure calme, aérée et orientée plein sud. Travaillant pour un entrepreneur, il pouvait recourir aux matériaux de construction modernes : l’immeuble est réalisé en béton armé, les murs de séparation en briques de laiton, la cage d’escalier en terrazzo. Deux coupoles, toujours conservées, assurent l’éclairage du restaurant et du vestibule. La structure en béton armé du bâtiment est rendue lisible dans le restaurant, ainsi que dans la salle à manger réservée aux pensionnaires. La façade orientée vers la rue est réalisée en pierre de Savonnières (Lorraine), l’encadrement des ouvertures du restaurant est réalisé en granit marbré. Le fer forgé aux arabesques se lie harmonieusement à la pierre. Les fenêtres du restaurant étaient de type « guillotine », un moyen moderne d’économie de l’espace. Le guide des hôtels de 1938 signale l’existence d’un ascenseur. En 1933, avec 40 chambres, l’établissement se situait au-dessus de la moyenne de capacité hôtelière de 30 chambres par établissement. La réception située au centre du bâtiment prend le jour par l’éclairage zénithal d’une des coupoles et par un vitrail ornemental prenant le jour par la cour. Le vestibule était couvert d’une moquette aux dessins floraux, ce qui représentait un geste très moderne. « Der Hotel-Eingang der Halle sieht großstädtisch aus“ notait le“ Luxemburger Wort“ lors de l’ouverture de l’établissement en mars 1933. Le mobilier était fourni par la société Champagne établie à l’Avenue de la Liberté et ayant compté parmi les grands fournisseurs de mobilier professionnel au Luxembourg. Le restaurant, dont on notait comme nouveauté les tables séparées, offrait des menus aux prix très attractifs. L’Art Déco très sobre fascinait: „Das Restaurant als gemütliches Familien-Lokal ist ein Genuss für jedes Menschenauge“ jugeait le Luxemburger Wort en 1933.
Dancing Mascotte
En septembre 1933, le dancing « Mascotte » ouvrait au rez-de-chaussée de l’établissement. Des ensembles venus d’Europe et des Etats-Unis s’y produisaient régulièrement avec des revues-spectacles et des soirées dansantes. « Auch möchten wir mal foxtrotten oder durch die blühende Musik eines Tango gleiten, sie verspüren Lust, in trauter Nische ein Stündchen zu verplaudern und ihre Ferienfreiheit von silberhellem lustigen Mädchenlachen umklingen zu lassen“ lit-on au Tageblatt en se référant à l’Hotel Sélect.
Heiser offrait aux artistes des prix spéciaux. Jusqu’en 1995, les troupes des spectacles des « Galas Karsenty-Herbert » y séjournaient lors de leurs tournées au théâtre de Luxembourg. Parmi les célébrités y hébergées, on notait Catherine Deneuve et Annie Girardot. La grande salle de l’Hôtel était régulièrement réservée à d’opulents dîners de chasse et accueillait des assemblées générales comme celle de l’Adolf-Verband (la future Union Grand-Duc Adolphe). Le personnel féminin recruté pour le service des chambres devait avoir 25 ans, soit au-dessus de la majorité de l’époque (21 ans). Le personnel féminin devait être autorisé par le Conseil communal dans un souci de protection des jeunes filles. Le service des chambres et de cuisine était assuré par des couples recrutés comme personnel.
1939 : Rassemblement de Polonais et de Juifs.
Des heures bien moins joyeuses ont également marqué l’histoire de l’hôtel. Grâce à l’engagement anti-allemand de Jean Heiser, l’établissement allait jouer un rôle important dans la résistance au nazisme. Comme suite à l’invasion de la Pologne par les forces hitlériennes en septembre 1939, 180 Polonais résidant à Luxembourg furent regroupés le 24 octobre suivant à l’Hôtel Sélect pour préparer leur départ vers Bruxelles. A partir de là, ils allaient servir dans la section polonaise de l’armée française. L’épouse de Jean Heiser, Marie Manderscheid, participait activement à l’organisation de ce départ, comme Jean Heiser, gravement malade était déjà hospitalisé à ce moment. Il allait mourir le 9 novembre. Son épouse allait poursuivre les affaires. En 1939 l’organisation bénévole juive ESRA avait réussi à faire émigrer 103 personnes juives vers les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la Palestine („Die wirtschaftliche Bedeutung der Flüchtlingshilfe, in Tageblatt 02.02.1940). Fausto Gardini dans son livre « Escape from Luxembourg » relate que nombreux furent ceux qui transitaient par l’Hôtel Sélect où chaque jour la soupe fut offerte aux émigrants en partance.
Strassburger Hof – Hotel Sélect – Hôtel Carlton
Malgré cette attitude anti-nazie, Madame Heiser-Manderscheid pouvait poursuivre l’exploitation sous le nom de « Strassburger Hof ». Le lendemain de la Guerre, l’établissement reprit son ancien nom d’Hôtel Sélect et reprit la tradition des soirées dansantes avec orchestres luxembourgeois. L’hôtelier Félix Frank allait succéder à Madame Heiser jusqu’à sa mort tragique. Peu avant 1960, la Maison prit le nom d’Hôtel Carlton et fut désormais géré par François Hettinger-Bassani, connu comme exploitant de la brasserie « An der Flesch » à la Schueberfouer, de la « Hölze Bud « et de l’Hôtel Walsheim à la Place de la Gare. L’établissement fut ensuite géré par Théodore Hettinger. Par sa capacité de 46 chambres (guide des hôtels ONT 1972), l’Hôtel pouvait accueillir des groupes de voyageurs, mais aussi des équipes de footballeurs venant jouer des championnats à Luxembourg. La maison fut louée jusqu’en 1997 avant d’être directement exploitée par le propriétaire. Le supermarché « Garer Maart » occupait l’ancien restaurant et dancing. La famille Schommer-Perrin acquit l’ancien Hôtel Klensch, voisin construit également en 1932 par Louis Rossi. Cet établissement était recherché pour son jeu de quilles. Devenu Hôtel Windsor, l’ancien Hôtel Klensch proposait en 164 10 et en 1972 24 chambres. Il fut intégré en 1997 à l’Hôtel Carlton soumis à une rénovation lourde mettant en valeur le beau patrimoine Art Déco. Il propose désormais 51 chambres. En 2020, un nouveau chapitre s’ouvrira avec l’Hôtel qui prendra le nom d’Hôtel Perrin.
Illustration : réception 1933 ; salle-à-manger avant 1997, plan de la façade princiale, vitrail. ©Famille Schommer-Perrin.